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La Genèse, Robert Crumb, édition luxe...
 

Y'en aura pas pour tout le monde.

Nous avons reçu, hier, l'édition luxe de la Genèse, reliée plein cuir et marquée à l'argent, limitée à 200 exemplaires, numérotés et signés, accompagnés d'une estampe en taille-douce reprenant l'image expurgée de l'édition courante (Le serpent tentateur pinçant le téton d'Eve), avec un prix de vente de 250 euros.

D'après BDSpirit, qui diffuse le livre, l'équivalent américain se serait retrouvé épuisé en moins de deux jours et s'arracherait sur Internet pour la coquète somme de 2000 dollars. Amateurs, soyez avertis.

Ci-dessous, la critique publiée dans Les Inrockuptibles par Stéphane et quelques photographies.

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Ilfaut, avant toute chose, surmonter la vision d'un Robert Crumb respectueuxdevant Dieu. Vingt ans auparavant, cette tête de proue de lacontre-culture américaine n'aurait pas su entrer dans ce texte autrement quepar la porte de l'impolitesse, animé de gaudriole et de transgression (il avaitpar ailleurs pris l’habitude de parodier des dévots habités par la bêtise etune religion plus simpliste que les mécréants qui s'en sont détournés). Rien,vraiment, ne laissait supposer une adaptation de la Genèse qui soit bienveillante. Alors il faut se faire une raison :peut-être est ce là l’éternel succès d'une éducation américaine pour laquellela bible échappe à toute critique ? D'autant plus que le poids de l'âge se faitpeut-être sentir sur l'écriture.

Cetteadaptation de la Genèse, en effet, au delà de tout intérêt pour le texte,témoigne surtout de cela, d'un état avancé de la vie où la colère et la révoltefont place à une expression apaisée. Pour le reste, Crumb appliquetoujours au récit ce traitement qu'il appliquait jusqu'alors à son dessin,c'est à dire la recherche d'un sentiment qui, derrière le masque, s'exprime parla nuance. Un émoi, fragile et précis à la fois, qui pourrait se résumer à ceconseil donné à son fils dans le documentaire qui lui était consacré : « trouve ce qui t'émeut dans cette personne,et surligne le légèrement ».

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Legeste décélère et gagne en minutie, le trait s’écourte et se multiplie en unematière minérale, l’imaginaire s’adosse à la longue tradition iconographiquesur le sujet divin… mais ces changements esthétiques ne peuvent empêcher l’humanitémythologique de cette Genèse de ressembler à celle, grossière et naine, que Crumb s’estamusé à dépeindre au long de sa vie. Les prophètes grimacent, les corps s’enlacent avec passion, la vieillesse se fait mesquine et la nudité frontale, sensuelle, sans jamais susciter le désir. La Genèse trouve unechair, incarnée, bouillonnante, respectueuse des dogmes mais nettoyée de toutenaïveté, plus encore de la béatitude. 

Car unefois encore, Crumb confirme cette capacité magique à produire des portraits dont le caractère exagéré accentue, non pas une dimension caricaturale,mais au contraire  le réalisme. Son dessin, qu'il soit au service d’êtrescharismatiques comme aujourd'hui, ou orduriers comme hier, amplifie cettequalité jusqu'à une forme de satire qui va curieusement convoquer, dans unmouvement contraire, la beauté de leur condition humaine. Magnifique paradoxe,mais c’est à cette dualité esthétique, ce don qui permettait à Crumb  hierde représenter ses pires fantasmes sexistes et racistes sans susciter ni colèreni dégout, que la Genèse doit aujourd’hui, dans une application inverse, cesupplément de corps et d’humanité.

La Genèse, édition luxe, scribes anonymes et Robert Crumb(Denoëlgraphic), 220 pages,  200 ex. N°/signé + estampe, 250 €

 
Marcel Labrume d'Attilio Micheluzzi
 

Par Stéphane. 

Ok, ok, je recycle pas mal ces derniers temps sur le blog. Mais je n'ai pas beaucoup de temps pour écrire en ce moment. Mes camarades non plus, d'ailleurs, accaparés par le raz-de-marée des clients venus spécialement pour la Noël et les multiples palettes de livres que nous venons de recevoir (pour la même occasion évidemment).Bref, voici une critique de Marcel Labrume, parue dans le Chronic'art du mois de novembre. Au sujet de Chronic'art, je vais en profiter pour faire un peu de retape et vous dire que ce mois-ci c'est numéro double avec 8 pages d'interview et de photographies sur le président d'Angoulême, le jeune et déjà célébré Blutch, que l'on aime beaucoup à AAAPOUM. Quant à Marcel Labrume, il est à vendre dans nos modestes échoppes pour un prix public de 20 euros. Soit deux fois moins que l'édition originale, moins belle, que nous vendons également.

Attilio Micheluzzi fait partie des grands oubliés, des maîtres qui n’ont jamais eu la reconnaissance qu’ils méritent. Contemporain de Pratt, cet ancien architecte reconverti sur le tard en auteur de bande dessinée a pourtant lui aussi marqué son époque par la qualité de ses récits d’aventure et la finesse de son trait. Dommage que l'œuvre n’ait pas survécu à la mort de son auteur. Jusqu'à une époque récente, les amateurs devaient écumer les AAAPOUM BAPOUM pour trouver à prix d’or des ouvrages d'époque, le plus souvent mal fabriqués. Or, depuis quelques années, les éditions Mosquito ont entamé une politique de réédition soignée, avec photogravure fine et traductions refaites. Après Rosso Stenton et Afghanistan, cet hiver dernier, c’était au magnifique Petra Chérie, pavé de 300 pages contant le crépuscule d’une aristocrate perdue dans la tourmente de la première guerre mondiale, d’être à l’honneur avec presque 70% d’inédit. Et aujourd’hui, c’est au tour de Marcel Labrume. Il était temps, ce chef d’œuvre primé à Angoulême comme meilleur livre de 1984 était paradoxalement indisponible depuis une quinzaine d’années. Il se dit souvent que la bande dessinée n’a que faire de sa propre histoire… comment ne pas le croire après de tels manquements. 

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Bref, Marcel Labrume, c’est le héros typique chez Micheluzzi, une caisse de résonnance de son époque plus qu’une figure à suivre ou à adorer. Journaliste français exilé au Moyen Orient pour fuir la défaite de son pays et les magouilles qui lui collent aux fesses, Marcel vend ses services au plus offrant, sans distinction, qu'il soit nazi, musulman, juif…. L’atmosphère qui baigne le récit évoque inévitablement le film Casablanca, auquel le livre doit beaucoup, que ce soit pour le thème d’un Orient comme carrefour où se croisent les lâches et les vermines européennes exilées loin de la guerre, comme pour son esthétique, tout en ombres et en lumières jouant dans le décor sur les motifs de la prison. 

 L’une des grandes qualités de Micheluzzi, en effet, outre son sens du récit et ses héros complexes qui se rangent du bon côté de la barrière par un coup du sort plus que par sens moral, c’est son immense talent graphique. Comme beaucoup d’italiens de cette époque, et Hugo Pratt le premier, Micheluzzi goûte le sublime trait noir et blanc des grands maîtres de la bande dessinée américaine d’après guerre. Or, seul Pratt et lui vont s’inscrire dans cette esthétique élaborée pour la simplifier, l’épurer des détails inutiles au récit. Chez eux, les formes vont devenir synthétiques, les outils graphiques rudimentaires : une ligne, quelques hachures, et des masses de noir vont faire l’affaire, l’un préférant le pinceau épais (Pratt), l’autre le pinceau fin ou la plume. Marcel Labrume, en plus d'offrir deux épisodes mélancoliques et exotiques, marque l’un des sommets de cette esthétique, où cadrages, onomatopées et ombrages, se placent au service de l’efficacité narrative. L’aventure, encore et toujours, avant tout.

 
Les déserteurs de Christopher Hittinger, éditions Hoochie Coochie

 

Par Stéphane,

Hier, en sortant de la conférence de presse du festival d'Angoulême, j'ai croisé les éditions Hoochie Coochie. Et en discutant, j'ai découvert que Les déserteurs ne s'était vendu qu'à 350 exemplaires, en plus de ne pas être sélectionné à Angoulême. Or, ce livre mérite franchement plus de succès.  C'est l'un des deux livres les plus inventifs que j'ai lu cette année avec les Noceurs de Brecht Evans. Et quant je dis inventif, je ne parle pas d'épate narrative. Non, je dis inventif car sa forme particulière supporte totalement le comique et le message du récit. Alors je publie à nouveau ici la critique que j'avais écrite pour les Inrockuptibles du 30 juin. Nous avons encore trois exemplaires en magasin, à serpente.

Christopher Hittinger a du sang américain dans les veines et ça se voit. Ses deux premiers livres s’attachent à confronter l’homme aux « grands espaces », et les formes qu’il choisit servent tout particulièrement à mettre en relief cette opposition. Sauf que, modernité oblige, ses récits épousent bien plus naturellement la peinture ironique des frères Cohen que l’héroïsme classique de John Ford. Les vastes étendues de Hittinger ne produisent pas des héros mais des crétins, ou tout du moins des êtres suffisamment persuadés de maitriser leur destin pour que l’on s’amuse du spectacle de les voir s’égarer.

Les déserteurs, donc, sont trois pieds nickelés décidés à échapper à leur devoir militaire, sillonnant le monde sans jamais s’y accrocher, à la recherche d’un asile ou d’un havre de paix. Bien sûr, ce paradis n’existe pas et nos compagnons finiront exactement là où tout a commencé (Mais ceci est une autre histoire). En attendant, chaque page est un espace (prison, plaine, arène ou champ de bataille) surchargé de détails qui témoignent d’une société tourmentée. L’Empire Romain, en toile de fond, est au bord du gouffre : ingouvernable de par son territoire sans cesse repoussé, ses frontières interminables de plus en plus complexes à sécuriser, il y prospère désormais des dissensions politiques et religieuses. Tout écho à notre monde moderne n’est pas fortuit, à n’en pas douter.

Après Jamestown, son précédent ouvrage, Hittinger continue donc de se jouer de l’histoire et des formes pour développer à sa manière une peinture de l’homme voué à "L’Eternel retour". Ce qui ne serait pas en soi très original si l’auteur ne s’appuyait pas sur une esthétique très inventive. Chaque page s’affirme comme un tableau, interactif, submergé de minusculesdétails comiques, tel un Jérôme Bosch minimaliste et narratif chez lequel il faut, c’est le jeu, retracer le parcours des héros tout en essayant de suivre ce qui se passe dans le décor.

Or, cachée sous l’obsession américaine de l’homme et de l’espace, il en transparait parfois une autre, plus européenne mais discrète, de l’individu et du groupe, «de l’ordre et du désordre », pour reprendre Paul Valéry. On se souvient alors que Christopher Hittinger est aussi en partie Français. Entre ces deux élans, il ne reste alors qu’à jongler, sauter de plan en plan pour raccrocher les signes, et ironiser sur cette vision de l’humanité conciliant avec beaucoup d’humour et de justesse les présupposés culturels.

23 €.


 
Exposition Attilio Micheluzzi : Marcel Labrume
 
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On vous avait promis deux expositions par an, on va tout faire pour s’y tenir.

Après l’argentin Éternaute, de Oesterheld et Solano Lopez (informations ici),AAAPOUM BAPOUM met en place une exposition autour d’Attilio Micheluzzi, pour fêter la réédition de Marcel Labrume.

Dans l’attente d’une critique plus complète de l’ouvrage, nous pouvons d’ores et déjà rappeler que Marcel Labrume reçut,l’année de sa publication, l’Alfred de la meilleure bande dessinée au Festival d’Angoulême,et vous renvoyer sur la présentation fort bien faite de l’éditeur.

 Quant à l’événement, il se tiendra du vendredi 23 octobre au vendredi 20 novembre dans notre échoppe de la rue Serpente. Venez nombreux au vernissage, qui auralieu le vendredi 23, au milieu des chips bio et des vins italiens, animé d’une présentation de l’éditeur et des libraires, de débats et de questions portant sur le parcours et l’œuvre de l’uns des auteurs italiens les plus passionnants de sa génération. 

- Exposition Marcel Labrume, de Attilio Micheluzzi. Librairie AAAPOUM BAPOUM,14 rueSerpente, 75006 Paris. Métro St Michel ou Odéon.

- Vernissage vendredi 23 octobre à partir de 19H.

- Critique de Pétra Chérie.

 
Petra Chérie
 

Sur les éditions Mosquito, on peut toujours compter dès qu'il s'agit de mettre en valeur le patrimoine de la bande dessinée italienne. Mais là, avec cette énorme pavé qu'est

Attilio Micheluzzi, Petra Chérie,Mosquito, 336 pages, 35 €.traduction Michel Jans, Joséphine Lamesta

Attilio Micheluzzi, Petra Chérie,

Mosquito, 336 pages, 35 €.

traduction Michel Jans, Joséphine Lamesta

Petra Chérie, ils viennent à coup sûr de produire leur plus bel ouvrage. Composé à trois-quarts d'inédits, traduit avec un soin rare et préfacé avec émotions, ce recueil fait la part belle à l'un des auteurs les plus importants -et paradoxalement les plus méprisés dans notre pays- de l'histoire du fumetto : Attilio Micheluzzi.

Contemporain d'Hugo Pratt, Micheluzzi cultivait comme lui l'amour du trait noir de Milton Caniff et les héros flamboyants. Petra l'aristocrate, prise dans les turbulences de la première guerre mondiale, Rosso Stenton, marin des mers de Chine inspiré par le Steve McQueen de La Canonnière du Yang-Tse, ou encore le journaliste Marcel Labrume (pour laquelle il reçu un prix à Angoulême), sont beaucoup moins célestes et mystiques que le désinvolte Corto Maltèse. Car même s'ils partagent avec lui l'amour du voyage et une indiscipline féroce (qui les pousse, parfois, même à désobéir au narrateur dans le cadre du récit), les héros chez Micheluzzi se parent d'une fonction symbolique finement étudiée et directement en lien avec la grande Histoire.

Ainsi, sous le vernis feuilletonnesque de quelques récits de guerre apparemment sans autre projet que celui de dépayser et divertir, sous le profil séducteur d'une Mata Hari à la beauté sans équivalent, Petra s'incarne peu à peu en allégorie romantique de l'aristocratie européenne, et son cheminement illustre son déclin. Lors des premières nouvelles, c'est une créature flamboyante qui n'a guère à se soucier de sa féminité puisque sa supériorité est par nature acquise, une résistante partisane assurée de ces idéaux et de son camp dans un monde déchiré par la première guerre mondiale. Puis le récit plonge dans la nostalgie.

A mesure que progresse la déchirante année 1917, virage historique que Micheluzzi entérine comme le crépuscule de l'aristocratie européenne, le personnage se fragilise, ses certitudes s'effritent. A pas feutrés, Petra aura néanmoins eu le temps de sillonner l'Histoire en laissant quelques traces fugitives, çà-et-là (une rencontre avec le baron rouge, une autre avec Laurence d'Arabie), de son action et de son humanisme dans la grande marche du monde. Des vestiges de l'élégance et de l'honneur dont furent forgés les indomptables, avant que ces valeurs cèdent leur place à la vulgaire et bestiale exaltation de la matérialité.

 
WALT & SKEEZIX... ou la découverte d'un classique.
 

Le paradis n'existe pas.

Par Stéphane

Connaissez-vous Sunday PressBooks, ce petit éditeur américain qui fait des livres gigantesques ? De cette maison, les Français connaissent surtout les deux Little Nemo, au format original de publication, puisqu'ils sont traduits chez Delcourt. Mais aux États-Unis, Sunday Press Booksaffiche quelques classiques méconnus à son catalogue. Personnellement,j'achète tous leurs livres sans réfléchir, principalement parce que jereste un sale gosse émerveillé par le papier d'emballage plus que parle jouet (dans le métier on appelle ça "un collectionneur").

Récemment,il me prit l'idée saugrenue de lire l'un de leurs livres, achetécompulsivement il y a deux ans, sans même prendre le temps de merenseigner sur ce qu'il renfermait. L'ouvrage était majestueux, avecune belle jaquette jaune pâle, et cela m'avait suffit. De surcroît, siun professionnel passait par hasard à la maison, pour prendre un thé ouautre, je savais que ça en jetterait grave niveau culture, vu  quec'est vieux, qu'on ne peut pas le ranger, et qu'il se repère couché parterre à des mètres de distance : la caution idéale de mon éruditionsupposée. 

Bref, je n'avais que de mauvaises raisons d'acheter ce bouquin au format

coffée table.

Maislors d'un après-midi calme, alors qu'il disparaissait lentement sousune couche de poussière, il m'est venu l'envie de le feuilleter. Pasforcément en entier, mais au moins les premières planches,pour voir, et paraître moins con si on venait à me questionner à sonsujet. Je ne l'ai pas lâché, prenant une volée de claque, splendide,drôle, et plus encore... émouvante.

Walt and Skeezix, plus connu encore sous le nom de Gasoline Alley, est devenu l'une des meilleuresbandes dessinées que j'ai lue de ma vie. L'histoire est simple, elle conte lequotidien d'un célibataire dans une petite banlieue américaine, à l'époque oùl'automobile apparaît. Chaque page, c’est le concept du comic strip,  est un récit court et quotidien, une aventure amusante. Jusqu'au jour où, le 14 février 1921, Waltrentre chez lui et tombe en chemin sur un nouveau-né, qu'il adopte. Lelendemain, la vie reprend son court, naïve, douce, enchanteresse, un orphelinen plus dans l'arrière-plan. 

Ce qui fait de cette bande dessinée un chef d'œuvre,c'est que les années passent, et l'enfant grandit. Skeezix, en effet, vieillitau même rythme que ses lecteurs, apprend à parler, à lire, fait des bêtises etpart à la guerre lorsque la seconde guerre mondiale éclate.

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Jen'en suis pas encore à cette époque, et d'ailleursle livre de Sunday Press Books ne va pas jusque là. Il compile les plusbelles planches couleurs du dimanche sur une quinzaine d'années, entre1921 et1936. On y voit le plus souvent les deux personnages sillonner le paysenvoiture, fuir une civilisation déjà oppressante, et s'ébaudir duspectacle dela nature, miraculeux de par sa simplicité. Rien ne s'y passe, oupresque rien.Le danger n'existe pas, ou peu. La vie est douce, le dessin rond, lacouleur chatoyante. Saufqu'un orphelin arpente les cases ; pire, il change à chaque page. Biensûr, il n’estplus jamais fait mention de ces deux conditions (l'abandon et levieillissement, l'âpreté de la vie et la mort), mais voir Skeezixdéambulernaïvement aux milieu de ce paysage idyllique, de cette fable sansmenace, estcomme un caillou de réel dans la chaussure du paradis. Sa présencetémoigne par nature de la fragilité, de l'éphémère, de l'imprévu, et nourrit unepeur lancinante, alors que plus rien ne donne de raisons de s'inquiéter.

Sans jamais conter autre chose que le bonheur d'unevie anodine, ou presque, Frank King en dit plus sur la mélancolie et surl'angoisse de vivre que quiconque. C'est parce qu'il n'est jamais prononcé,qu'il gronde silencieusement sous l'apparence d'un gentil bambin plein defougue et d'inventivité, que ce mal de vivre est tout simplement écrasant.

Lire Walt andSkeezix, c'est sentir des larmes qui montent sans raisonapparente, sansdeuil prononcé, sans drame, se retrouver sous une chape écrasantequoique invisible.D’ailleurs, il suffit de séparer les deux héros quelques secondes poursentirleur détresse, la fin du monde venir. L'on pourrait se dire : "quelleschochottes que ces deux-là, à paniquer dès qu'ils se perdent de vue."Mais croyez-moi,on ne le dit jamais. On a peur avec eux car Skeezix, plus qu'unpersonnage, un symbole ou une preuve, est un aveu. Celui d'un auteur-et on peut les croire sur ce sujet- qui sait que même le rêve le plusdoux ne suffira jamais à conjurer totalement l'horreur de la réalité.

Ce qu’il faut savoir d'autre sur Gasoline Alley (lien wiki): C’est la bande dessinée préféréede Chris Ware, et d’ailleurs les parallèles entre les deux œuvres apparaissent très nombreux.

Ce qu’il faut savoir sur Sunday Press Books : leurs livres sont en anglais,magnifiques, et si le prix n’est pas donné, il demeure très raisonnable enregard de la qualité. Tous leurs livres sont à vendre en magasin.

 
Gundam existe je l'ai vu
 

Par Stéphane

Travailler dans la vente a tendance à vous dépassionner. C’est triste mais c’est comme ça, les boulangers pâtissiers ne rêvent plus de bons gros gâteaux.

Parfois, néanmoins, un événement vous rattrape et fait rejaillir un élan de passion qu’on croyait évanoui. C’est fugace et enfantin, mais aussi très agréable. Ça m’est arrivé il y a quelques jours, assis devant la vidéo d’un Gundam de 18 mètres de haut, pivotant tête et dégorgeant fumée, les deux pieds bien plantés sur une verte pelouse tokyoïte.La vache. Je suivais ce projet un peu cocasse depuis son annonce, d’un œil amusé, voire même moqueur, imaginant les grands enfants immatures qui avaient réussi à convaincre des investisseurs à investir dans ce happening. Je regardais sur les blogs les photos qui jalonnaient les différentes étapes du projet et me gaussais intérieurement : « héhéhé, y’en a qui ne changeront jamais ».

Sauf que, avant-hier, ma bouche mastiquant un truc dont je ne me souviens plus la nature s’est arrêté à mon insu de mastiquer. Mes yeux se sont écarquillés et ma tête s’est penchée en avant. Des miettes ne sont pas tombées sur mes genou mais cela aurait pu, tant j’étais absorbé par ce spectacle redevenu, le temps que je retrouve mes esprits, exceptionnel.

Gundam donc, le robot géant que tous les amateurs d’animation japonaise connaissent, existe désormais. C’est le temps d’un été, à Tokyo, et ceux qui auront la chance d’assister à ce spectacle de visu, je les envie vraiment.

 
Un îlot de bonheur de Chabouté
 

Par Laurent Benosa

Laurent Benosa avait pris contact avec nous il y a quelques temps, suite à une chronique en ces pages de planches qui lui valurent un prix. Il souhaitait partager avec nos lecteurs son attachement pour Chabouté et notamment pour son album Un îlot de bonheur. Cet ouvrage, édité par Paquet en 2001 était depuis longtemps introuvable. Alors que les éditions Vents d'Ouest vont le ressortir ces jours-ci, dans un volume de la collection "Mini Integra" le groupant avec Quelques jours en été, il nous a semblé qu'il était temps de dérouler ici la très minutieuse analyse de Laurent (Thierry Groensteen, prends garde à toi !):

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Avec cet album de Christophe Chabouté, les éditions Paquet nous invitent à passer un vrai moment de bonheur. Le petit format utilisé introduit une proximité rassurante qui se transforme vite en complicité. Le premier contact est agréable, avec une couverture satinée où une vignette extraite de l'album a été retouchée pour la circonstance : elle introduit des nuances de gris et se détache sur un fond de feuilles d'automne, saison à laquelle se passe l'action. La continuité graphique des feuilles à cheval sur première et dernière de couverture incite à retourner l'album au verso duquel on découvre un harmonica, accessoire narratif essentiel.

Si ces "feuilles mortes qui se ramassent à la pelle" font peut-être penser à la chanson de Prévert, c'est sur une autre musique que celle de Kosma que Chabouté nous conte, dès les premières pages d'Un îlot de bonheur, une histoire familiale à la fois simple et dramatique. Elle met en scène peu de personnages – une famille réduite (le père, la mère, un garçon d'une douzaine d'années) et un clochard atypique – dans un nombre restreint de lieux. Les personnages secondaires – policiers, professeur, élèves, quelques promeneurs – contribuent au réalisme par leur courte apparition.  La profondeur de cette œuvre réside essentiellement dans l'entrelacement pertinent des dimensions psychologiques et sociales révélées par les choix graphiques de l'auteur. Cette position scénaristique inscrit cette œuvre dans les mouvements héritiers du réalisme socialiste : Néo-réalisme, Nouvelle vague, Cinéma novo...

Avec finesse, les éléments constitutifs du système de la bande dessinée sont ici mis à contribution dans un dessein (dessin) précis, empreint de toute l'humanité de Chabouté. Si les lecteurs pressés d'albums de bandes dessinés semblent parfois inconscients des richesses spécifiques du neuvième art, se contentant d'une narration souvent efficace, parfois plus recherchée, ils auront tout intérêt, sur le plan plastique, à ne pas s'arrêter aux seules qualités du trait. En restant aveugle aux subtilités des ellipses mises en place par les intervalles entre les vignettes, appelées "gouttières" par les anglo-saxons – cet "espace intericonique" mentionné par Peeters[1] et dont l'analyse a été formalisée par Groensteen sous le terme d'arthrologie[2] – le lecteur risque de perdre de vue la substance même de la bande dessinée en tant que création artistique.

Nous allons essayer, comme le clochard, "D'OUVRIR LES YEUX SUR CE QUE LES GENS NE SAVENT PLUS VOIR".

La bande son

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Ce qui frappe à la première lecture, c’est la grande économie de la bande sonore. Les phylactères ne fournissent que peu d’informations précises sur les protagonistes ou la situation de l’action. On connaît l’âge du gamin, la situation familiale du clochard et en assemblant les informations, le lecteur peut également déduire la situation professionnelle du père, sans doute ouvrier spécialisé dans le bâtiment.  Quelques textes présents dans le dessin nous apprennent la classe du gamin et la faiblesse de sa maîtrise de la langue écrite, tandis que la situation géographique de l’action nous est fournie en page 123 («

à 6 heures de train de Nice

»), et la période (postérieure à 1998) par le maillot de la page 33.  On ne connaît rien d’autre de ces personnages (nom, prénom, résidence...) sauf pour le fils du clochard, Thomas, et d’ailleurs nous reviendrons plus tard sur ce fait qui nous semble loin d’être anodin.

Mais cette discrétion ne signifie pas un désinvestissement de l’auteur pour la composante textuelle du neuvième art, cette bande son « on » et « off ». Au contraire, Chabouté compose avec les nuances que permet le texte en les mettant au service d’une palette d’émotions variées

[3]

. Nous allons essayer d’analyser les échanges féconds qui naissent dans cet album de la juxtaposition des images et du texte.

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Ainsi, les difficultés de communication entre les parents se traduisent par deux manifestations graphiques opposées.  

Elles sont d’abord rendues par les séries inattendues de cases silencieuses. En premier lieu pendant un repas qui d’emblée ne manque pas de sel (pages 5 à 8) : quoi de plus surprenant en effet que cette réunion familiale plongée dans le mutisme le plus complet ?  

Par un glissement de sens de la nutrition, les repas permettent soit une mise en scène des rapports sociaux soit des rapports psychologiques qui existent entre les personnages.

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« Tout parle dans un repas, et pas seulement les acteurs. L’alimentation est le besoin le plus quotidien, le plus fondamental qui soit. Un repas en commun est donc un lieu hautement privilégié où se rencontrent les besoins fondamentaux de la physiologie individuelle et ceux, non moins fondamentaux de l’échange culturel, social, collectif. A table, se dévoilent les différences psychologiques et sociales entre les individus, les hiérarchies qui organisent leurs rapports, mais aussi parfois leurs ressemblances, leur fraternité. A table s’échangent les deux seuls besoins fondamentaux : le pain et la parole. » [4]

Dans cette séquence d’Un îlot de bonheur, la combinaison de la gestion des raccords entre les cases et de l’absence de texte développe immédiatement l’aspect oppressant de cette relation où l’enfant est désigné tout de suite comme la victime, et la mère comme le bourreau, point sur lequel nous reviendrons plus tard.

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Mais ces difficultés de communication se visualisent également avec des bulles carrées aux flèches agressives.

Ces bulles envahissent peu à peu les cases jusqu’à former une quasi vignette dans laquelle s’inscrit le gamin, coincé entre les mots (les maux!) de ses parents (pages 9 à 13, 29 à 30) puis comme un feu d’artifice nocturne en page 87 et 88.  

Même la calligraphie est ici mise à contribution par la graisse et la taille des caractères.  

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Seule la fuite physique ou psychique permet à l’enfant d’échapper à cette logorrhée. La fuite de l’enfant à l’extérieur de la maison (dernière case de la page 13) permet dès la page suivante un retour absolu au silence. Silence qui finit pourtant par devenir pesant tant il est inhabituel par rapport au caractère urbain des cases concernées (pages 14 et 15). La désorientation du gamin est ici admirablement rendu par l'apparente incohérence des changements d'axe du point de vue qui brise la linéarité du déplacement.

En plus des séries de vignettes muettes, les silences ménagés par un grand nombre de cases isolés participent au rythme particulier de cet album. C’est essentiellement lors des échanges entre le gamin et le clochard que ces silences prennent une signification particulière. Contrairement à ce qui se passe d’habitude dans la lecture de bandes dessinées où le texte ralentit la progression de vignette à vignette en imposant de passer plus de temps sur certaines cases, ne serait-ce pas ici les silences qui incitent le lecteur à s’arrêter ? Cette pause est indispensable pour saisir les émotions qui surgissent.  

Ces deux amis ne parlent pas pour rien dire. Le gamin, tout comme le dialoguiste Chabouté, n’a « pas été croisé avec un perroquet ». Mais s’il n’est « pas très causant »,  il exprime de nombreux sentiments par ses silences : la circonspection des pages 37 et 38, la compréhension en page 52, l’attente interrogative réciproque en haut de la page 77, la réflexion page 79, la tristesse page 80, l’accablement en haut de la page 81 et la surprise plus bas, l’amitié page 84 par exemple. Encore est- il difficile de n’attribuer qu’un seul sentiment à chacune de ces cases. Les pages 95 à 99 offrent ainsi six cases magnifiques par la tension provoquée par ces interruptions entre des répliques souvent en contrepoint :

Le clochard : " TU SERAIS FIER D'AVOIR UN PAPA CLOCHARD, TOI ? "

silence,  

Le gamin : " MON PERE C'EST UN SUPER HEROS " (page 96)

Le clochard : " IL FAUT DU COURAGE POUR ETRE UN BON PAPA, TU SAIS !!"

silence

Le gamin : " EN TOUS CAS, MOI JE SERAIS FIER D'AVOIR UN PAPA QUI VIT SOUS LES ETOILES..." (pages 97-98)

Le clochard : " ILS (tes parents) ONT FAIT LEURS CHOIX... TOI TU VAS FAIRE LES TIENS..."

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Le gamin : " VOUS AVEZ DES ENFANTS VOUS ?" (pages 80-81)

De telles cases, on le comprend aisément, sont rares entre les membres de la famille. On n'en compte

que deux : l'une au début de l'album en page 10 lorsque l'enfant réalise avec appréhension qu'une

scène se met en place entre ses parents, l'autre à la fin de l'album (page 111) lorsque la

communication  semble enfin s'établir de façon sereine entre le père et son fils, en l'absence semble-t-il de la mère, ce qui demande quelques éclaircissements apportés plus loin.  

Remarquons également que l'harmonica qui joue un rôle important dans la rencontre entre le clochard et le gamin, et permet un transfert de communication du clochard au père, demeure silencieux.

Personne n’en joue. Non utilisé, cet instrument introduit un élément scénarique qui ne relève pas de la musique : par un glissement phonétique [harmoni-ca], il symbolise l’harmonie invitée enfin dans cette famille déchirée. Il restaure le lien avec les générations précédentes puisque le grand-père en jouait à son fils. Le gamin s’inscrit alors dans une continuité générationnelle, source d’une espérance dans l’avenir.

L’identification

Grâce aux phylactères, un phénomène important est à l’œuvre dans cet album. Chabouté tire profit de l’ambiguïté quant à l’attribution de telle ou telle parole. Par un usage judicieux de la présence verbale d’un personnage situé dans un hors-champ visuel, il introduit une confusion fertile en sens.  Le problème psychologique crucial auquel est confronté le gamin réside dans la difficulté de s’identifier à son père. Il se traduit graphiquement par une confusion dans les possibilités d’identification ou de reconnaissance qui lui sont offertes.  

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Dans ces vignettes, l’enfant semble prendre pour lui les remarques que sa mère adresse à son père.  Dans la dernière case de la page 12, le père est situé dans un hors champ à l’intérieur de la case, juste derrière le gamin. Les mots « TOI AUSSI TU M’EMMERDES !!! » semblent prononcés à la fois par le père et son fils.

Mais cette case permet également une autre lecture tout autant plausible que riche d’enseignements :

les mots seraient adressés au gamin. Cette lecture avec confusion de destinataire est confirmée dans la page suivante puisque le destinataire des paroles y est justement absent.  Tandis que le gamin ouvre la porte, n’entend-il pas « TU VAS LA FERMER OUI ?! ». Et que penser de la réplique suivante « çA FAIT DOUZE ANS QUE TU M’EMMERDES ! », lorsque l’on considère que la période incriminée semble correspondre à l’âge de l’enfant ?

Le processus d’identification au père, indispensable au développement du fils, est ici bloqué par la crise que traversent les parents.

La première case de la page 29 est plutôt édifiante. Par sa taille, elle s’impose dans toute la double page offerte au regard. Ensuite, l’immobilité et le silence du gamin tranchent avec les autres cases.  Mais le plus surprenant, c’est l’agencement particulier des éléments de cette case. Le gamin est positionné exactement dans le prolongement du copeau de bois produit par le travail du père. Tout se passe comme si l’enfant attendait d’être sculpté par son père. Pour prendre forme ?  Toujours est-il qu’il y a du Pinocchio dans ce gamin.

Cependant, à la fin de cette page, ce n'est pas la bonne fée qui intervient, mais la "méchante" maman.

Elle scinde l'espace de la case en deux parties, par sa personne et par les bulles qui lui sont associées. Le père et le fils se retrouvent séparés, chacun à une extrémité de la case, la ligne de leurs regards interrompue par l'intervention de la mère.

Chabouté offre alors au gamin une issue merveilleuse grâce à la rencontre d'un autre adulte.

Ce personnage va permettre une nouvelle identification. Elle intervient d'ailleurs avant que l'on découvre le clochard, par un emploi judicieux de la position particulière de la dernière case de la page 19.  

Le gamin s'est peu à peu décalé vers la droite de la case horizontale, créant de façon déséquilibrée un espace vide qui réclame une présence.  

La parole qui surgit off semble vraiment s'adresser à lui, et non au clochard que l'on ne voit d'ailleurs pas encore :  

— ON T'A DEJA DIT QU'ON VOULAIT PLUS TE VOIR ICI !!

Ainsi, dès son introduction, ce personnage sans domicile fixe semble voué à permettre l'identification.

Dans la page suivante, une case est construite de telle sorte que les policiers encadrent le gamin et semblent donc s'adresser à lui :

— PAS DE CLODO ICI !!

— TU DEGAGES !

On retrouve cet artifice page 99, où les deux amis sont réunis dans la même case ("ENCORE TOI !!!").

Par cette identification, le gamin agit comme si le clochard, barbu également, devenait son père.  

La ressemblance entre le gamin et Thomas, le fils du clochard, est visible en pages 88 et 89, accentuée par la mise en double page particulière, et la direction du regard sur la photo de Thomas.

Les deux cases supérieures et les deux cases inférieures sont construites à l'identique, dans un effet de symétrie. Le clochard semble penser au gamin en page 88, et à son fils en page 89. D'ailleurs, si le clochard l'aide  à retrouver son père en abandonnant la barbe qui le lui faisait ressembler, et en transférant l'harmonica symbolique, autant le gamin l'incite à retrouver son fils.  

Revenons sur le fait que nous ne connaissons qu'un seul prénom, celui de ce fils. Sans doute le choix du prénom Thomas fait-il référence inconsciemment au besoin de voir pour croire, de voir son père pour croire à son existence. Mais ce prénom n'a t-il pas aussi pour fonction de bloquer une possible adoption spirituel ? Son prénom confère à ce fils une existence plus réelle que celles des autres personnages : il en devient plus précis que le gamin. Ce dernier peut donc difficilement prendre sa place. Le lecteur ne peut à aucun moment envisager qu'il s'en aille avec le clochard. L'issue est attendue au sein de la famille du gamin, et plus spécifiquement du côté paternel.  

D'ailleurs, ne trouve-t'on pas systématiquement une porte ou une fenêtre dessinée dans la même case que le père ?

Le découpage : rapport au temps, rapport à l'espace

Nous allons maintenant tenter d'analyser une opposition qui n'est qu'apparemment contradictoire entre la précision chronologique et les traitements irréalistes de certains passages.  

L'époque est donnée dès la couverture, et précisée par de nombreux indices narratifs. Il s'agit tout d'abord de la copie du gamin qui associée à une consultation des calendriers récents - en partant d'un principe de réalisme en accord avec la tonalité documentaire de cet album - donne bien comme date de départ de l'histoire, le premier jour de l'automne de l'année 1999.

Ensuite, l'articulation des différentes journées est assurée précisément par les dialogues : "pour l'autre jour", "A demain", "Demain, on est dimanche", "tu n'es pas venu hier"...

Diagramme chronologique

Mis à part cette précision, la gestion de la durée par Chabouté interpelle le lecteur attentif : il ne peut que constater que le traitement du temps n'est pas homogène sur l'ensemble des journées.  

Ainsi la position identique des mains des parents d'une case à l'autre des pages 6 et 7 fige le déroulement de cette séquence. Cette immobilisation correspond au passage des deux oiseaux, dont la récurrence sera abordée plus loin.

Ensuite, nous remarquons que les quatre premières journées coïncident avec les chapitres, ceux-ci se terminant sur la phase nocturne.  

Mais le lundi marque une rupture à plus d'un titre. Plusieurs chapitres sont nécessaires pour couvrir cette journée ainsi que celle du mercredi. De plus, c'est la dernière journée dont on verra la nuit. Et quelle nuit ! Alors que la lune se présente dans son premier quartier dans la nuit du samedi, la pleine lune est visible dès le surlendemain, alors qu'elle ne devrait survenir qu'une dizaine de jours après !

Cette lune en avance est nécessaire pour éclairer au sens littéral comme au sens figuré la scène conjugale en la connotant sexuellement. La grande taille de la case de la page 88 insiste sur son importance symbolique.

Ce sera la dernière nuit présentée : sans doute le problème fondamental des parents étant désormais

clairement exposé à la conscience du gamin, les soirées ne sont-elles plus nécessaires à la dramatisation des relations familiales.  

Le choix des endroits où se déroulent les rencontres est également très intéressant : les lieux choisis relèvent essentiellement des sphères psychologiques de l'individu. Il n'y a aucun lieu de loisirs, aucun site de travail productif - le collège faisant davantage référence à l'activité éducative.  

La ville est peu présente graphiquement : ce manque de précision géographique participe de la caractérisation psychologique des lieux, même si Chabouté n'apprécie pas dessiner la ville :

"Dans une ville, je ne vois pas la ligne d'horizon, cela m'oppresse et il n'y a pas suffisamment d'arbre. La ville ne me fait pas vibrer. Après tout il faut aimer les choses qu'on dessine."

[5]

On peut également remarquer que deux psychologies se rencontrent.

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La maison et le collège sont à la fois des lieux de rencontre et de réflexion, d’introspection. Ils sont en accord avec la situation psychologique du gamin, empreinte de dépendance à la double référence familiale et éducative.

Les lieux associés au clochard sont liés à l’errance du sans domicile fixe. Le clochard apporte les germes d’un ailleurs plus humain. Les oiseaux - qui vont en couple, faut-il le souligner ! - que le gamin envie à trois reprises (pages 5, 45 et 62) ne peuvent représenter un avenir potentiel, à moins de croire en la réincarnation.

Les deux naufragés de l’existence vont s’offrir l’un à l’autre une chance de salut sur l’îlot que représente ce banc - en bois, comme le radeau de tout naufragé- au milieu du parc municipal.  Il y a même un arbre. En effet, l’enfant que tout lecteur a été ne dessinait-il pas un îlot avec un arbre planté en son centre ? En s’approchant de ce banc, on sent presque le sable crisser sous les semelles ! Même les requins rodent et mettent en danger cette belle amitié.

La dimension sociale

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Le discours de Chabouté n’est absolument pas déconnecté d’une réalité sociale lourde de conséquence. Les difficultés financières d’une classe ouvrière qui même si elle est parvenue à la propriété, est confrontée à une certaine précarité. Le père est obligé de faire des heures supplémentaires, provoquant une absence qui est néfaste à sa vie de couple. Sa femme ne se plaint-elle pas d’être « la boniche ».  

 Il semble qu’elle soit la seule à veiller à la propreté vestimentaire, aux respects des heures de sommeil, etc.  Toujours est-il qu’elle a le rôle le plus ingrat dans cet album. Faut-il y voir une critique de la condition de femme au foyer, situation archaïque dans le monde actuel, mais parfois imposée par les circonstances économiques : chômage, garde d’enfant, trajet domicile/travail ?

La taille de la première vignette de la page 10, qui occupe toute la hauteur de la page permet à la mère d’y exprimer ses revendications.

L’impact social des problèmes de cette famille se retrouve dans les relations qui existent entre le gamin et le milieu scolaire. Davantage que sa rédaction à l’orthographe médiocre, la première case du chapitre 2 traduit graphiquement l’accablement de cet enfant sous le joug de l’établissement scolaire.  

On se demande tout de même pourquoi l’enseignante ressemble étrangement à sa mère : coupe et couleur de cheveux, sourcils, boucles d’oreilles.  

Une analyse de l’image de la femme dans l’œuvre de Chabouté, en dehors de son album Sorcières, où elles n’apparaissent vraiment pas sous leur meilleur jour, mériterait d’être menée !

[1] Lire la bande dessinée, Peeters, Champs Flammarion 1998. .

[2] Système de la bande dessinée, Groensteen, PUF formes sémiotiques, 1999.

[3]Dans un entretien d’octobre 2008 – CaseMate n°8 – Chabouté précise : « Mes cases silencieuses parlent autant que les autres. Peut-être même plus »

[4]L'écriture cinématographique, Pierre Maillot, éditions L'Harmattan, 1997.

[5]Itinéraires dans l'univers de la bande dessinée, éditions Flammarion, 2003.

 
l'Eternaute : le film
 

Hola chicos,

Sans connexion internet durantplusieurs jours, je n’avais pas pu vous en tenir informé. Mais lors de monséjour à Buenos Aires, j’ai rencontré Lucrecia Martel. Elle m’a invité chezelle un soir pour parler du projet filmique de L’Eternaute. Au début je voulaisfaire, réflexe pavlovien de critique, une interview. Mais dès les premières minuteselle m’a prévenu : le projet n’est pas signé. Ce soir on échangera despoints de vues ou des idées, l’interview se fera plus tard, si elle fait lefilm.

Bref, il y a quand même plusieurschoses que j’ai droit de révéler et qui, d’ors et déjà, donnent une idée deson projet, alléchant je dois avouer. D’autant plus qu’il est aux mains de ce queje considère clairement comme l’une des plus talentueuses cinématographes d’aujourd’hui(merci TG pour la découverte et ses coordonnées)

1° : ce ne sera pas uneadaptation, mais une réécriture. L.M ne voit plus l’intérêt de parler de la dictaturede nos jours. L’Argentine est selon elle à l’abri pour quelques temps, protégéeà la fois par son système législatif et par l’appréhension encore très présenteà l’esprit de ces concitoyens. Elle voit d’autres fléaux bien plus menaçantsaujourd’hui, et c’est d’eux dont son Eternaute va parler.

2° : L.M a conscience queson film pourrait être le premier film de genre science-fiction ou fantastique ducinéma argentin. Elle travaille donc à définir ce qui pourrait constituer uneidentité sud-américaine. Pour elle, il est primordial que ce film soit culturellementmarqué dans son esthétique et son traitement.

3 °: Le script est à moitiéfini. Elle a quelques difficultés à incarner sous forme de monstres et autresfantasmagories les maux qu’elle devine dans la société argentine contemporaine.Pour ce que j’en ai vu, c’est très cohérant, finement pensé, et assez beau. L.Ma une grande culture du film d’horreur et sait parfaitement ce qu’elle aimedans ce genre. Elle bossait d’ailleurs à un projet de la sorte quand lesproducteurs l’ont contacté pour adapter l’Eternaute. Honnêtement c’estprometteur.

4° : Pourquoi le projet tardetant à se mettre en place ? Pour plusieurs raisons. Tout d’abord lesréticences de producteur à son idée de réécrire L’Eternaute. Des questions demoyens, ensuite, vu qu’un tel projet coûte inévitablement plus que les films qu’ellea l’habitude de réaliser. Bref, elle saura plus ou moins avec certitude d’iciquatre mois si le projet se fait ou non. Le tournage aurait alors lieu en 2010.

Voilà, je n’en dirais pasbeaucoup plus pour le moment. Mais comptez sur moi pour retourner en Argentinesi le projet est signé pour faire une grande interview et des photos detournages.

Beso.

S. d'Argentine

Ci-joint, photo d’une étrangecafé musée de la bande dessinée argentine, où j’ai vu plein de dessinsoriginaux et de très veilles historieta,dont des E.O de l’Eternaute

Edit : avant de pleurer ou de vous réjouir, jetez un œil sur les commentaires.

 
Dernier Jour à Buenos Aires
 

Par S., plus fainéant qu'immodeste (il faut bien répondre à la vilénie de ses collègues)

  Comme vous l'avez compris, je suis fainéant. Et la carte postale numérique a cela de pratique qu'elle économise bien du temps. Buenos Aires, donc, est une ville magnifique bien que peu dépaysante. C'est un paradoxe, un mélange d'espaces verts et de flux automobiles délirants qui offre l'impression d'être au calme alors que l'agression urbaine est au plus fort.

Vous pourrez dire à Véronica qu'elle avait raison : je me suis fait pour la première fois de ma vie chourrer en vacances, mon disque dur portable avec non moins de six mois d'archive photo, dans la soute du bus, probablement par des employés de la compagnie. Ca m'apprendra à aller à la mer.

En attendant, une petite photo du jardin botanique, une merveille de verdure en plein chaos citadin.

bises à tous.

Le seul et l'unique aaapoum du monde.